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Témoignages de patients, médecins et
autres experts
Reto Weibel souffre d’une mucoviscidose, une maladie congénitale qui endommage notamment les poumons et entraîne des infections pulmonaires chroniques résistantes aux antibiotiques. À sa naissance, les médecins ont averti ses parents qu’il n’atteindrait pas l’âge adulte. Reto Weibel a aujourd’hui 55 ans. Il y a onze ans, il a subi une transplantation pulmonaire. Mais son poumon est à nouveau infecté de manière chronique, ce qui nuit à la qualité de vie de Reto Weibel.
C’est pourquoi il aimerait suivre un traitement par phages. Mais selon les règles en vigueur, cela n’est pas possible, car il existe encore des antibiotiques de réserve. Cependant, les médecins ne veulent pas les lui administrer, car ils souhaitent les conserver pour les cas d’urgence. Reto Weibel conteste cette décision. Il mène aujourd’hui un combat pour que les patient·e·s puissent davantage avoir leur mot à dire sur toutes les questions qui les concernent. Reto Weibel a été pendant de nombreuses années président de l’association Mucoviscidose Suisse. Il en est aujourd’hui le président d’honneur.
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0:00 Reto Weibel, comment allez-vous aujourd’hui?
2:15 Que souhaiteriez-vous faire maintenant ?
3:31 Existe-t-il des alternatives ?
4:50 La phagothérapie est expérimentale et non autorisée. Quelles en sont les conséquences pour vous et votre décision ?
6:25 Les patients sont-ils suffisamment impliqués dans les décisions qui les concernent ?
7:24 Les patients devraient-ils avoir leur mot à dire sur la question de l’accès à la phagothérapie en Suisse ?
8:19 Comprenez-vous la crainte que les patients puissent prendre des risques trop importants en raison de leur souffrance ?
9:16 À votre avis, comment la phagothérapie devrait-elle être utilisée en Suisse ?
10:51 Quelle est la responsabilité de la société envers les personnes atteintes d’infections bactériennes qui ne peuvent être suffisamment aidées par les traitements actuels ?
12:13 La phagothérapie n’est souvent possible que de manière personnalisée et les préparations ne sont pas autorisées. Comment pourrait-on néanmoins permettre le financement des traitements ?
L’infectiologue Truong-Thanh Pham, des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), nous informe des conséquences de la résistance aux antibiotiques pour ses patients, de la phagothérapie et de la manière dont il a très probablement évité l’amputation d’une jambe à un patient (Bassim Karaman) grâce à cette thérapie. Pham aborde également les obstacles qui entravent actuellement la phagothérapie et les moyens d’améliorer la situation.
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0:00 Â quels types de résistance aux antibiotiques êtes-vous confronté à la clinique?
1:20 Qu’est-ce que cela signifie pour vos patients ayant des implants infectés ?
2:06 Quel est l’impact sur la qualité de vie des patients ?
2:46 Pouvez-vous parler de M. Karaman, que vous avez traité avec des phages pour une prothèse de genou infectée ?
3:37 Quelles auraient été les conséquences pour M. Karaman si aucun traitement n’avait plus été efficace ?
4:18 Comment s’est déroulé le traitement par phages ?
5:12 Selon vous, quels sont les points forts et les points faibles de la phagothérapie ?
7:33 Comment décririez-vous l’avenir de la phagothérapie ?
9:44 Y a-t-il un besoin pour la phagothérapie ?
11:28 Comment proposer une phagothérapie pour des bactéries plus rares, dont le traitement n’est pas rentable économiquement ?
Bassim Karaman raconte son parcours médical après avoir subi une arthroplastie du genou et développé une infection. Karaman a été traité par phages aux Hôpitaux universitaires de Genève, ce qui lui a très probablement évité l’amputation de la jambe.
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0:00 Ce qui s’est passé après la pose de la prothèse du genou
3:54 Vivre avec une infection et sans articulation au genou gauche
4:51 Impasse
5:46 L’espoir de la phagothérapie
6:24 Traitement par phages
7:10 Effets du traitement
8:02 Après le traitement par phages : un germe sur deux réapparaît
9:15 Trois ans après
10:35 Mais l’arthrose reste présente
11:18 Y a-t-il un besoin pour la phagothérapie ?
«Il faudrait une volonté politique claire en faveur d’un cadre juridique adapté aux spécificités de la phagothérapie en Suisse»
Les antibiotiques ne sont pas les seuls à pouvoir tuer les bactéries pathogènes. Certains virus, appelés bactériophages, en sont également capables. Cependant, il n’existe pas de cadre juridique en Suisse pour leur utilisation thérapeutique. Le chercheur Alexander Harms de l’EPF Zurich nous explique ce qu’il faudrait changer pour que davantage de patients puissent bénéficier de ce traitement.
Par Adrian Ritter, auteur indépendant
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Alexander Harms, les phages sont-ils le remède miracle face à la crise de résistance aux antibiotiques à laquelle nous sommes confrontés?
Il est certain que les phages font actuellement l’objet d’un véritable engouement. Cela n’a rien d’étonnant, compte tenu de la résistance croissante aux antibiotiques. Nous avons besoin de nouvelles méthodes pour traiter les infections bactériennes. En tant qu’antagonistes naturels des bactéries, les phages présentent un potentiel considérable. Ils ont évolué parallèlement aux bactéries pendant des millions d’années, connaissent leurs astuces et peuvent s’en défendre. L’avantage des phages est qu’ils se multiplient plus rapidement que les bactéries. Lorsque les bactéries développent une résistance aux phages, ces derniers peuvent s’adapter rapidement et surmonter cette résistance. Je ne qualifierais toutefois pas les bactériophages de remède miracle.
Pour quelles raisons?
Les phages sont moins adaptés aux infections aiguës telles que les septicémies. Mais ils le sont davantage face aux infections chroniques. Et ce, pour des raisons de temps. Les phages agissent de manière très spécifique contre certaines souches bactériennes. La recherche du phage adapté à un traitement peut toutefois s’avérer fastidieux. Les médecins doivent parfois demander à diverses universités et hôpitaux du monde entier pour savoir s’ils ont un candidat approprié dans leur collection de phages. Cela nécessite à chaque fois des tests. Cela prend au moins deux à trois jours, voire plus souvent.
Le temps presse moins en cas d’infections chroniques ?
Oui, car il s’agit d’infections qui existent depuis longtemps. En raison d’une résistance aux antibiotiques, elles ne peuvent plus être traitées, ou seulement partiellement. Dans ce cas, je considère les phages comme un complément utile aux antibiotiques. Les phages sont généralement utilisés pour traiter les infections pulmonaires ou urinaires, après des fractures osseuses ou dans le cas de plaies chroniques.
À quelle fréquence la phagothérapie est-elle utilisée aujourd’hui ?
Au cours des dix dernières années, on a pu documenter des applications auprès de plusieurs centaines de patients à travers le monde. En Suisse, une dizaine de traitements ont été effectués jusqu’à présent dans différents hôpitaux universitaires. Il manque certes des études cliniques répondant aux normes actuelles. Mais sur la base des expériences acquises jusqu’à présent, on peut dire qu’environ trois quarts des traitements sont couronnés de succès. Les agents pathogènes bactériens ne sont certes pas toujours complètement éliminés, mais l’état des patients s’améliore nettement. Parfois, la phagothérapie sauve réellement des vies lorsqu’il n’y a plus aucun autre espoir.
Pourquoi la phagothérapie n’est-elle pas utilisée plus fréquemment ?
D’une part, parce qu’elle est coûteuse. Mais la raison la plus importante est probablement l’absence, dans la plupart des pays, d’un cadre juridique clair pour l’utilisation des phages en médecine. Les phages sont un médicament vivant, ce sont des virus qui se multiplient dans le corps humain. C’est une grande différence par rapport à un antibiotique sous forme de comprimés. Par conséquent, la réglementation pharmaceutique actuelle ne peut pas être simplement appliquée aux phages. La phagothérapie étant coûteuse et le cadre juridique faisant défaut, les grandes entreprises pharmaceutiques ne sont jusqu’à présent pas intéressées par une utilisation commerciale.Quelle est la situation juridique en Suisse ?
En Suisse, comme dans de nombreux autres pays européens, les phages ne sont pas autorisés en tant que médicaments. Les patients n’ont donc pratiquement pas accès à cette thérapie. Les phages ne peuvent être utilisés que dans le cadre de ce qu’on appelle des essais thérapeutiques individuels. Pour cela, tous les autres traitements doivent avoir été épuisés. De plus, la phagothérapie n’est envisagée que si l’absence de traitement entraîne des conséquences graves, telles que le décès ou une amputation.
Existe-t-il des pays où un cadre juridique approprié est en place ?
En Belgique, les médecins peuvent faire préparer des préparations à base de phages directement en pharmacie, par exemple dans les laboratoires des pharmacies hospitalières, grâce à des ordonnances dites magistrales, c’est-à-dire une prescription médicale pour un médicament personnalisé préparé par un pharmacien. Pour cela, le phage concerné doit être répertorié dans la pharmacopée, ce qui est déjà le cas pour certains phages en Belgique. L’accès à la thérapie par les phages est ainsi plus facile. Au sein de l’Union européenne, les différents pays peuvent désormais adopter ce modèle belge. Je pense que la phagothérapie sera donc utilisée plus fréquemment. Aujourd’hui déjà, certains patients suisses se rendent à l’étranger pour se faire soigner.
À votre avis, que faudrait-il changer en Suisse ?
Il faut tout d’abord lancer un débat de société sur la manière dont les personnes gravement malades peuvent avoir accès à la phagothérapie. Dans le cadre d’un projet soutenu par le Fonds national suisse, nous travaillons à la création d’une plate-forme pour susciter un dialogue entre les spécialistes et la population. Nous voulons également présenter les différentes options pour une réglementation juridique. Le modèle belge est une possibilité. Une autre réside dans l’approche australienne. Dans ce pays, des traitements individuels sont possibles dans le cadre d’une grande étude clinique commune. Il faudrait en Suisse une volonté politique claire en faveur d’un cadre juridique adapté aux spécificités de la phagothérapie et de la Suisse. Parallèlement, la question du financement doit être résolue.
Combien coûte une phagothérapie ?
Le coût est difficile à chiffrer, d’autant plus que les hôpitaux et les patients doivent jusqu’à présent le prendre en charge eux-mêmes. Une chose est sûre : à l’heure actuelle, la phagothérapie est encore plus coûteuse qu’un traitement antibiotique, car le processus est plus complexe et moins standardisé. Parallèlement, une phagothérapie réussie peut contribuer à éviter les coûts élevés liés à des traitements standard de longue durée et infructueux. De plus, le coût d’une phagothérapie va certainement diminuer à mesure que l’on disposera de plus d’expériences et que les phages feront l’objet de recherches plus approfondies.
Quel rôle jouera la phagothérapie à l’avenir ?
Je suis convaincu que la phagothérapie sera de plus en plus utilisée à l’avenir. La pression exercée par les patients qui ne veulent pas se rendre à l’étranger pour bénéficier de ce traitement va s’intensifier. Je ne pense pas qu’il y aura un très grand nombre de traitements en Suisse. Mais la possibilité devrait exister. Tous les hôpitaux ne doivent pas nécessairement proposer la phagothérapie. Il serait judicieux que des centres spécialisés dans certaines applications se créent dans les hôpitaux universitaires et mettent en œuvre les thérapies en collaboration avec des chercheurs en microbiologie et dans d’autres disciplines. Grâce aux progrès scientifiques, le traitement deviendra encore plus efficace. À l’avenir, l’intelligence artificielle pourrait aider à trouver plus rapidement le type de phage approprié. Des recherches sont également en cours pour modifier génétiquement les phages afin qu’ils puissent produire des toxines supplémentaires contre les bactéries ou désactiver les gènes de résistance dans la bactérie. La phagothérapie pourrait ainsi devenir encore plus efficace et aider encore plus de patients.
L’interview a d’abord été publiée sur EPFZ online. Avec l’aimable autorisation de l’EPF Zurich.
«Pour un patient atteint d’une infection spécifique, les phages sont le bon choix. Pour un autre, il existe peut-être d’autres solutions.»
Prof. Tristan Ferry et son équipe ont mis en place en quelques années, aux Hospices Civils de Lyon, un centre de phagothérapie pour le traitement des prothèses articulaires infectées. Ils ont déjà traité une centaine de patients. Comment ont-ils procédé ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? Comment démontrer l’efficacité des phages dans les essais cliniques ?
Par Thomas Häusler, Forum phagothérapie
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Tristan Ferry, votre institution a pu réaliser un nombre conséquent de traitements par phages en relativement peu de temps. Comment expliquez-vous cette rapidité?
En effet, nous avons déjà pu traiter près d’une centaine de patients avec des bactériophages. Plusieurs facteurs ont rendu cela possible. Premièrement, depuis 2009, nous sommes un centre de référence pour le traitement des infections orthopédiques complexes, notamment dans les prothèses articulaires infectées. Ainsi, nous nous sommes de plus en plus concentrés sur les cas difficiles pour lesquels nous sommes consultés. Le deuxième facteur est qu’il existe en France une société appelée Phaxiam [1] qui produit des phages contre les bactéries des espèces Staphylococcus aureus et Pseudomonas aeruginosa selon les règles de bonnes pratiques de fabrication (BPF).
Un autre facteur est lié aux autorités françaises. La modification de la loi autorise désormais l’utilisation de traitements innovants, à un stade très précoce de leur développement et dans le cadre de l’usage compassionel [2]. Conformément à la loi, une entreprise peut déposer une demande. En cas d’approbation pour certains phages, les coûts du traitement sont pris en charge par les autorités françaises. Au sein des Hospices Civils de Lyon (HCL), nous avons également créé un groupe multidisciplinaire qui examine si un patient est éligible pour un traitement par phages – c’est une question importante. Nous disposons ainsi des compétences nécessaires pour dire : «Il s’agit d’une indication potentielle.» Mais cette situation reste dynamique. Selon l’évolution des recherches, rien ne dit si les indications d’aujourd’hui seront toujours valables à l’avenir.
Nous avons également reçu une subvention de la Fondation Hospices Civils de Lyon. Elle finance une cheffe de projet qui m’assiste. Dès que nous avons décidé de procéder à un traitement, de nombreux documents doivent être remplis. De plus, l’échantillon bactérien doit être envoyé au laboratoire pour être testé. Ensuite, il faut commander le phage, ce qui représente un effort logistique. Enfin, lorsque les phages arrivent à la pharmacie, ils doivent être préparés dans des conditions stériles le jour du traitement. Cela prend du temps et tous les pharmaciens ne sont pas disposés à le faire. Mais nos pharmaciens hospitaliers sont très motivés pour permettre aux patients d’accéder au traitement.
Fort de votre expérience dans les deux domaines du traitement des infections – antibiotiques et phages –, considérez-vous que les traitements par phages sont admissibles dans les conditions que vous avez décrites ?
Cela dépend de chaque cas particulier. Pour un patient atteint d’une infection spécifique, les phages sont le bon choix. Pour un autre, il existe peut-être d’autres solutions. Nous sommes dans une zone grise lorsqu’il s’agit de déterminer si un patient a vraiment besoin d’une thérapie par phages ou non. Il nous est déjà arrivé qu’on nous demande un traitement par phages, mais que nous répondons qu’il existe peut-être des solutions plus simples avant d’en arriver là. À l’inverse, il y a des cas où personne ne pense au traitement par phages, par exemple dans le cas d’une prothèse infectée de grande taille qui ne peut être retirée parce que le patient ne peut pas être réopéré pour certaines raisons. Dans ce cas, le traitement par phages est tout à fait indiqué. Il faut travailler sur cette zone grise et déterminer si un cas est adapté aux phages ou non.
Un deuxième aspect peut poser problème. Une fois que l’on a opté pour un traitement par phages, il faut encore trouver les phages appropriés. En France, c’est facile, car nous avons la société Phaxiam, qui fabrique des phages contre le staphylocoque et le pseudomonas et réalise également le phagogramme [3]. Mais si d’autres espèces bactériennes sont impliquées dans l’infection, nous devons chercher les phages ailleurs, ce qui prend plus de temps et ajoute de la complexité. C’est un problème, car selon l’infection, le patient peut attendre ou non. Il faut d’abord envoyer l’échantillon bactérien à l’étranger pour réaliser le phagogramme et tester le phage. Le transport coûte à lui seul généralement plus de 2 000 euros. Tout cela prend du temps et, lorsque la réponse arrive enfin, toutes les exigences de qualité doivent être vérifiées par les autorités françaises avant qu’elles ne donnent leur feu vert pour l’importation, ce qui prend également du temps, car elles ont beaucoup à faire. Dès que nous avons besoin d’un phage provenant de l’étranger, cela prend généralement environ un mois. Avec un phage Phaxiam provenant de France, cela peut prendre, si l’on est rapide, entre une semaine et dix jours.
Quelles sont pour vous les principales caractéristiques de la phagothérapie ?
L’un des avantages est qu’il s’agit d’un virus naturel qui n’a aucun effet sur les bactéries autres que celles ciblées. C’est un traitement très spécifique. Comparé aux antibiotiques synthétiques, ce type de thérapie est très intéressant. On utilise mieux la nature, car il existe un équilibre entre les virus et les bactéries – l’utiliser chez le patient est très écologique.
A l’inverse, le gros inconvénient est que la phagothérapie est très spécifique. Il faut identifier la bactérie qui infecte le patient, ce qui prend du temps. Ensuite, il faut trouver le phage approprié. Cela prend également du temps : pour qu’un patient puisse être traité, cela prend souvent beaucoup de temps, parfois trop longtemps.
Cette grande spécificité pose également un problème pour les essais clinique, car il faut non seulement tenir compte du type d’infection, mais aussi des espèces bactériennes responsables. Le nombre de patients pouvant être inclus dans les essais est donc limité. Si l’on a besoin de 400 patients pour une étude (200 sous traitement par phages, 200 dans le groupe témoin) afin d’obtenir un résultat exploitable, cela est difficilement réalisable, car dans le cas des infections urinaires, par exemple, seuls les cas présentant un seul type de bactérie (par exemple Escherichia coli) peuvent être inclus dans l’étude. Ceci est très pertinent par rapport aux études sur les antibiotiques. Pour moi, c’est un élément clé d’être capable de développer des approches qui permettent de tirer des conclusions à partir de groupes de patients plus petits, ce qui nécessite une méthodologie spéciale actuellement en cours d’élaboration [4]. J’ai bon espoir que nous progressions. Mais tout cela prend beaucoup de temps.
En France, la phagothérapie n’est actuellement possible que pour les infections chroniques qui mettent la vie en danger ou ont des conséquences graves. Le nouvel accès aux phages dans le cadre d’un usage compassionnel permet désormais de planifier des essais cliniques pour des infections moins graves. Mais cela est chronophage et onéreux. Un essai clinique coûte plusieurs millions d’euros, il faut donc trouver un financement, ce qui prend également du temps.
Vous avez mentionné la production BPF. Que pensez-vous du débat visant à déterminer si ces bonnes pratiques de fabrication sont vraiment nécessaires en toutes circonstances ou si, dans certains cas, nous pouvons y renoncer en fonction de leur coût élevé?
Il y a deux aspects à prendre en compte : la réglementation BPF ou non et la sécurité des patients. Peu m’importe qu’un produit soit fabriqué selon les normes BPF. J’utilise des phages de haute qualité pharmaceutique qui ne présentent aucun risque pour mes patients. Avec les normes BPF, le risque pour les patients est moindre. En effet, nous savons que des phages mal nettoyés peuvent provoquer des effets secondaires. Donc plus on se rapproche des BPF, plus c’est sûr. Mais si l’on n’autorise que les BPF, on constate que la phagothérapie ne peut pas être mise en œuvre.
J’imagine ainsi deux modèles. D’une part, les entreprises produisent des phages contre certaines espèces bactériennes telles que Staphylococcus aureus ou Pseudomonas aeruginosa conformément aux BPF. Mais l’industrie ne produira pas de phages sous BPF pour toutes les bactéries. Simplement parce que ce n’est pas rentable. Cependant, certains patients sont touchés par des infections causées par d’autres bactéries. Pour eux, nous avons besoin de phages provenant d’autres sources, fabriqués dans le respect de la qualité, mais pas selon les normes BPF. Les deux modèles sont importants. En tant que clinicien, je dis : tant que ce que j’utilise n’est pas dangereux, allons-y ! Mais c’est précisément pour cela que nous avons besoin des deux modèles.
[1] Phaxiam a dû déposer le bilan en 2025. La société a redémarré en octobre 2025 sous le nom de Phagenix.
[2] Les règles relatives à l’usage compassionnel varient d’un pays à l’autre. En Suisse, les médicaments testés dans le cadre d’une étude clinique en cours peuvent être administrés à d’autres patients avec l’autorisation de Swissmedic si ceux-ci ne peuvent pas participer à l’étude. Les médicaments sont produits conformément aux BPF, ce qui est obligatoire pour leur utilisation dans une étude clinique. En France, dans les cas d’usage compassionnel, les entreprises peuvent demander une rémunération pour les médicaments fournis, après en avoir fait la demande auprès de l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM). Cela n’est normalement pas autorisé.
[3] Test visant à déterminer quels phages d’une collection sont actifs contre une bactérie isolée chez un patient.
[4] De telles méthodes statistiques sophistiquées sont également nécessaires et développées, par exemple, pour les essais cliniques dans le domaine des maladies rares.
L’interview a eu lieu en novembre 2024.
«On ne devrait pas refuser l’accès à un médicament à un patient qui n’a pas d’autre option et pour qui le produit pourrait sauver sa vie.»
Dr. Radu Botgros est cadre supérieur au sein du Bureau des menaces sanitaires et de la stratégie vaccinale de l’Agence européenne des médicaments (EMA). Il prend position sur la question si les phages doivent être utilisés en cas d’urgence. Il s’exprime également sur les conditions nécessaires à l’autorisation des phages et sur la manière dont les particularités de cette thérapie pourraient être prises en compte sur le plan réglementaire.
Par Thomas Häusler, Forum phagothérapie
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Radu Botgros, que faut-il pour que l’Agence européenne des médicaments (EMA) puisse délivrer une autorisation de mise sur le marché à une préparation à base de phages ?
Comme pour tout médicament, nous devons être sûrs de la qualité, de la sécurité et de l’efficacité de la préparation à tester. Nous avons besoin de preuves que le rapport bénéfice-risque du médicament phage est positif.
Cela signifie-t-il que vous avez besoin de résultats positifs issus d’études randomisées en double aveugle ?
Oui, nous avons besoin de résultats positifs issus d’essais cliniques randomisés bien menés et bien conçus, réalisés auprès d’une population de patients pertinente pour l’indication pour laquelle le médicament doit être autorisé. Pour cela, nous avons besoin de résultats complémentaires issus d’études non cliniques.
Nous avons élaboré certaines lignes directrices et pouvons également offrir des conseils scientifiques aux développeurs d’un médicament. Ceux-ci ne sont pas contraignants sur le plan juridique, mais je pense qu’ils sont très utiles pour clarifier certaines questions, non seulement scientifiques, mais aussi juridiques et réglementaires. Selon notre estimation, les préparations ou cocktails de phages, c’est-à-dire les mélanges de phages, devront peut-être être mis à jour à plusieurs reprises.
Cela soulève la question de savoir s’il faut obtenir une nouvelle autorisation à chaque fois, ce qui serait très coûteux et fastidieux. Le vaccin contre la grippe est adapté chaque année. Il existe des procédures d’autorisation adaptées à cet effet. Envisagez-vous des solutions similaires pour les phages ?
Il existe deux voies possibles. La première est ce que nous appelons un cocktail fixe, dans lequel nous sélectionnons, sur la base de l’épidémiologie, le degré de couverture de la souche bactérienne à traiter par ce cocktail de phages spécifique dans le médicament à développer. La législation est adaptée à ce type de produits. Elle autorise même de modifier la composition en cas d’apparition d’une résistance au phage. Il existe pour cela une procédure appelée «variation de l’autorisation».
Cependant, pour les thérapies personnalisées, la situation est un peu plus complexe et nécessite des discussions supplémentaires avec la Commission européenne. Un ensemble de mesures législatives actualisées, qui concerne également les phages, est actuellement en cours d’élaboration, et nous espérons trouver, en collaboration avec la Commission, un moyen d’autoriser les médicaments à composition variable.
Certains experts soulèvent un autre problème concernant la thérapie phagique personnalisée : les règles de fabrication des médicaments, auxquelles les phages doivent également se conformer, appelées bonnes pratiques de fabrication (BPF), seraient trop coûteuses pour ce type d’application, qui nécessite de nombreuses préparations de phage différentes en petites quantités. Qu’en pensez-vous ?
– Je pense qu’il y a une confusion entre l’usage compassionnel [1], c’est-à-dire l’administration d’un médicament non encore autorisé à des patients qui n’ont pas ou peu d’autres options thérapeutiques, et la question de savoir si les BPF sont nécessaires pour ce processus. Cette question est tranchée individuellement par chaque État membre, l’EMA n’étant pas compétente en la matière. Dans ce domaine, les BPF peuvent en effet constituer un obstacle très important.
Pour qu’un médicament soit autorisé dans le cadre de la procédure centralisée de l’EMA et puisse ensuite être utilisé dans les 27 États membres de l’UE , les BPF sont à mon avis indispensables pour ce type de produit, non seulement parce qu’elles sont prescrites par la loi, mais aussi parce qu’elles soutiennent la mission de l’EMA, à savoir protéger la santé publique. En effet, la norme BPF garantit que la sécurité du médicament est reproductible et contrôlée. C’est très important pour les patients, les BPF ne sont pas seulement là pour compliquer la vie des développeurs.
La Belgique a développé ce qu’on appelle «l’approche magistrale» afin de donner un cadre à la phagothérapie personnalisée et de la faciliter. La pharmacopée européenne a désormais été complétée de manière analogue, de sorte que les différents pays de l’UE puissent adopter le modèle belge [2]. Comment l’EMA évalue-t-elle cela ?
Cela se fait dans le cadre de l’usage compassionnel. Nous ne voyons aucune concurrence entre les produits autorisés au niveau central et cette approche magistrale, car les deux ont des objectifs très différents.
La préparation magistrale permet au patient de recevoir un traitement qui n’est pas autorisé, c’est-à-dire qui n’est pas autorisé pour une indication spécifique (type et localisation de l’infection dans l’organisme) et un groupe de patients spécifique. Je dois dire que les termes «autorisé» pour le médicament et «non autorisé» pour l’application concrète sont quelque peu déroutants, même pour moi. En substance, l’usage compassionnel signifie qu’un médicament non autorisé est administré au patient, ce qui s’accompagne bien sûr de restrictions.
L’une des principales restrictions concernant les phages est que nous ne savons pas encore avec certitude s’ils sont efficaces. C’est un point très important qui doit être clarifié pour obtenir une autorisation centrale, et je pense également pour toute autre autorisation dans d’autres pays. Il est important que le patient puisse être sûr de bénéficier d’un avantage lorsqu’il reçoit le produit.
Que pensez-vous de la situation actuelle, dans laquelle nous n’avons pas, d’une part, les résultats positifs des essais cliniques qui seraient nécessaires pour une autorisation, mais où, d’autre part, de nombreux patients ne peuvent être aidés ? Considérez-vous que les traitements dans le cadre d’une utilisation compassionnelle sont utiles jusqu’à ce que cette preuve soit disponible ?
Absolument, et c’est exactement ce qui se passe. Je pense que non seulement la législation le permet, mais que c’est aussi judicieux. On ne devrait pas refuser l’accès à un médicament à un patient qui n’a pas d’autre option et pour qui le produit pourrait sauver sa vie.
Mais cela repose sur des hypothèses. Nous partons du principe que les phages sont généralement sûrs et efficaces. Cette hypothèse se base sur des preuves anecdotiques, c’est-à-dire des séries de cas. Il existe certes quelques petites études cliniques, dont certaines n’ont même pas donné de résultats positifs. Nous devons générer davantage de données pour être sûrs que ce type de médicaments est efficace.
Supposons qu’une ou deux études cliniques fournissent la preuve de l’efficacité pour certaines indications. Existe-t-il un mécanisme permettant à ces études de servir de base à une application plus large, même s’il n’existe pas d’études pour toutes les autres indications ? Les études cliniques sont coûteuses et, jusqu’à présent, dans le domaine de la phagothérapie, elles ne sont menées que par de petites entreprises qui doivent se concentrer sur un nombre limité d’études.
C’est un sujet dont nous discuterons avec nos parties prenantes – et par parties prenantes, j’entends tous les acteurs du monde scientifique, les associations professionnelles, l’industrie, etc., voire d’autres autorités réglementaires. Les données concrètes (« real world evidence ») [3] ont sans aucun doute un rôle à jouer.
Mais nous devons d’abord prouver l’efficacité. Une fois que ce sera fait, nous examinerons volontiers la qualité des données concrètes recueillies, et il existe des initiatives internationales à ce sujet. Je ne peux pas vous dire pour l’instant comment cela va se passer, car nous devons d’abord voir les données. Elles seront certainement favorables. Parfois on peut extrapoler dans une certaine mesure sur cette base, mais cela doit être décidé au cas par cas.
[1] Le terme « usage compassionnel » n’est pas toujours utilisé de manière tout à fait identique : le processus auquel Radu Botgros fait référence ici est appelé « traitement individuel à titre expérimental » en Suisse. En Suisse, on parle d’usage compassionnel lorsqu’un patient est traité avec un médicament qui n’est pas encore autorisé, mais qui est déjà testé dans le cadre d’une étude clinique. Cela nécessite une autorisation de Swissmedic.
[2] Le Portugal l’a fait, par exemple.
[3] Preuves qui n’ont pas été fournies par des études cliniques, considérées comme les sources les plus fiables de preuves en médecine, mais par des rapports de cas, des expériences, etc. Celles-ci fournissent des preuves qui sont moins bien classées.
L’interview a eu lieu en novembre 2024.
« On a une personne qui a une infection,
mais on ne peut rien faire. Et ça, c’est absolument intolérable chez nous. »
Prof. Jacques Schrenzel est directeur du laboratoire bactériologique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et professeur à l’Université de Genève. Ancien président de la Société suisse de microbiologie. Il explique comment la résistance aux antibiotiques apparaît. Pourquoi les personnes souffrant d’infections chroniques sont particulièrement vulnérables et pourquoi la résistance menace de plus en plus la médecine moderne.
Par Thomas Häusler, Forum phagothérapie
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Jacques Schrenzel, pourquoi effectue-t-on un diagnostic bactériologique précis chez un patient atteint d’une infection ?
On effectue un diagnostic bactériologique pour plusieurs raisons. Tout d’abord, on veut s’assurer qu’il s’agit bien d’une infection. On détecte la présence de bactéries, puis on cherche à savoir de quelles bactéries il s’agit et comment les traiter, généralement avec quel antibiotique.
Pouvez-vous nous expliquer comment les bactéries développent une résistance aux antibiotiques chez les patients qui, comme M. Vidal dans le film « Phagothérapie – la médecine devient virale », souffrent d’une infection chronique ?
Tout d’abord, il faut savoir que la résistance aux antibiotiques est un phénomène normal. Toutes les bactéries développent des résistances, ou presque toutes, même sans intervention humaine, car elles doivent survivre dans leur environnement. Certains organismes, comme les champignons par exemple, produisent des substances antibiotiques.
Cependant, la résistance aux antibiotiques s’accélère lorsqu’on utilise des antibiotiques, en particulier lorsqu’on les utilise fréquemment chez un patient souffrant d’une infection chronique. M. Vidal souffre d’une maladie pulmonaire qui nécessite un traitement antibiotique régulier. Cela signifie qu’à chaque fois, les bactéries responsables de l’infection sont incitées à développer des résistances ou que les bactéries déjà résistantes sont favorisées par rapport aux autres. Plus cela dure, plus les bactéries hautement résistantes se multiplient.
Cela signifie-t-il que cette évolution est inévitable en cas d’infections chroniques ?
C’est malheureusement presque normal. Cela est favorisé par le traitement régulier de ces patients. On peut limiter cette évolution en ne traitant que lorsque c’est nécessaire, avec des doses élevées et pendant une courte période. Mais chaque fois que l’on commence une antibiothérapie, on prend un risque. Si on le fait souvent, il arrive fréquemment que des souches multirésistantes [1] se développent chez les patients atteints de maladies chroniques.
Ce défi est multiple. Tout d’abord, en tant que médecin, on a l’habitude de déterminer quels antibiotiques utiliser pour traiter un patient. Quand on constate que tous les antibiotiques sont inefficaces, on ne sait plus quoi faire. On essaie d’administrer une combinaison d’antibiotiques, mais on ne sait absolument pas si cela va fonctionner. C’est angoissant pour le patient et pour nous, les médecins. On est obligé d’utiliser plusieurs molecules, c’est plus toxique, c’est moins bien toléré et on n’est pas sûr des résultats.
Et parfois, on s’aperçoit que ça ne marche pas et là on est dans une situation qu’on appelle d’impasse. On est simplement frustré de ne pas pouvoir traiter le patient parce qu’on n’a plus d’outils pour pouvoir le traiter. Ça veut dire qu’on se retrouve dans la situation comme avant l’ère antibiotique. On a une personne qui a une infection, on est sûr qu’elle a une infection, on sait le nom de la bactérie qui cause l’infection, mais on ne peut rien faire. Et ça, c’est absolument intolérable chez nous. C’est pour ça qu’on utilise des techniques alternatives en plus des compléments de plusieurs antibiotiques. Nous avons parfois recours à des phages pour trouver une sorte de potion magique pour ces patients.
Et si, malgré tout, vous ne parvenez pas à traiter ces patients, que faites-vous ?
Si nous ne pouvons pas traiter un patient atteint d’une infection grave, telle qu’une infection pulmonaire causée par des bactéries multirésistantes par exemple, il mourra de cette infection. C’est donc très grave.
Si cette situation se reproduisait plus fréquemment dans nos hôpitaux, nous nous retrouverions dans une situation très inconfortable, car de nombreuses méthodes que nous avons introduites en médecine, telles que les soins intensifs ou les traitements modernes contre le cancer, comportent un risque d’infection.
Si les infections deviennent de plus en plus multirésistantes, on peut se demander s’il est possible de prendre le risque de soigner un patient et de l’exposer ainsi à une infection potentiellement mortelle [2]. Cela change fondamentalement notre perspective. C’est pourquoi nous sommes préoccupés par la résistance aux antibiotiques et essayons de la limiter autant que possible, non seulement pour des cas individuels, mais aussi pour la population en général, car cela remettrait fortement en question la manière dont nous traitons les patients atteints de maladies non infectieuses.
Cela signifie qu’une grande partie de la médecine moderne repose sur l’hypothèse selon laquelle les antibiotiques permettent de maîtriser une infection.
Nous avons beaucoup misé là-dessus. Par exemple, on peut traiter dans les soins intensifs des patients qui ont subi des traumatismes graves et qui contractent très souvent des infections parce qu’ils sont sous respiration artificielle [3]. Si ces infections sont multirésistantes, cela devient beaucoup plus difficile. Nous risquons de perdre beaucoup plus de patients, même s’ils ne sont pas venus à l’hôpital pour une infection.
Il en va de même pour les cancers. On peut traiter et guérir le cancer, mais il faut trouver un équilibre afin que les moyens utilisés ne soient pas trop toxiques. Parfois, cela se fait au détriment d’un système immunitaire affaibli, et on compte sur les antibiotiques pour traiter une infection. Cependant, si cette infection est causée par un germe multirésistant, on expose le patient à une infection incurable.
Nous devrions repenser une grande partie de notre stratégie pour les infections graves et les traitements lourds comme le cancer. Heureusement, ce n’est pas courant, mais c’est inquiétant. Il est préoccupant de voir une telle situation au XXIe siècle, c’est-à-dire de savoir exactement ce qui se passe et de ne pas savoir du tout comment la situation va évoluer. Cela nous fait très peur. C’est pourquoi nous tirons la sonnette d’alarme. Nous essayons de trouver d’autres solutions afin de disposer de possibilités de traitement supplémentaires et de développer d’autres approches, car nous voulons absolument éviter de nous retrouver dans cette impasse thérapeutique où nous ne pouvons plus traiter les patients. Nous voulons sensibiliser tout le monde à cette question.
Certains experts et rapports avertissent que la crise des antibiotiques va encore s’aggraver si nous ne faisons rien. D’autres sont un peu plus optimistes.
Il est difficile de faire des prévisions, mais une chose est sûre : la résistance aux antibiotiques augmente, et si nous nous retrouvons dans cette impasse, ce serait une catastrophe pour la médecine moderne. Il est difficile de dire si le risque est très élevé ou élevé, mais nous devons absolument éviter de nous retrouver dans une telle situation.
D’après votre expérience, quelles sont les bactéries les plus importantes et les plus problématiques ?
Il existe bien sûr de nombreuses bactéries qui nous posent problème, environ 300 que nous rencontrons régulièrement en médecine clinique. Certaines des bactéries les plus problématiques habitent notre tube digestif. Par exemple Escherichia coli ou Klebsiella pneumoniae. Ce sont des germes que vous, moi et nos lecteurs avons dans l’intestin. Cela ne pose généralement pas de problème, mais parfois, ces bactéries peuvent provoquer des infections en cas de certaines faiblesses [physiques]. Ces types de bactéries nous causent particulièrement du souci, car elles ont trouvé le moyen de développer des résistances à de nombreux antibiotiques, voire à tous.
D’autres espèces sont présentes dans l’environnement, comme Pseudomonas. Ce sont des bactéries que l’on voit par exemple lorsqu’on jette un bouquet de roses après quelques jours et que l’on découvre une substance gélatineuse et verdâtre sur les tiges : ce sont des Pseudomonas qui se développent sur les tiges des roses. Chez certains patients affaiblis, ces germes peuvent provoquer des infections. Et ces germes environnementaux sont parfois extrêmement résistants aux antibiotiques. Ce sont les deux grands groupes de bactéries qui nous préoccupent le plus actuellement.
Quelle est la situation en matière de résistance de ces bactéries que vous mentionnez en Suisse ?
En Suisse, nous avons l’avantage que les antibiotiques sont prescrits de manière contrôlée et que tous les professionnels de la santé savent qu’il faut les utiliser de manière ciblée et parcimonieuse. Mais nous importons des bactéries de l’étranger qui peuvent être plus résistantes, ou nous sélectionnons également chez nos patients des bactéries qui deviennent plus résistantes à chaque nouveau traitement antibiotique. Nous sommes confrontés à ce problème, certes moins que d’autres pays, mais la tendance est la même partout dans le monde. Heureusement, nous ne faisons pas encore partie des pays les plus touchés.
Vous avez mentionné d’autres pays où la situation est très grave et où nous importons des bactéries résistantes. Comment cela se passe-t-il ?
Il existe des pays où la prescription d’antibiotiques n’est soumise à aucune restriction. Tout le monde peut acheter des antibiotiques, ce qui est très préoccupant, car on ne sait pas ce que l’on achète, quelle est la qualité des principes actifs, si on en a besoin et s’ils sont adaptés. Cette situation aggrave le problème.
Lorsque l’on voyage dans ces pays, même si l’on n’est pas malade, on entre en contact avec des bactéries multirésistantes, elles sont partout. Et parfois, on les ramène chez soi, dans le tube digestif, avec les souvenirs de vacances. La plupart du temps, cela ne pose pas de problème, car ces bactéries disparaissent après le retour. Mais si l’on a la malchance de développer un problème de santé qui favorise une infection, comme un accident grave ou une pneumonie, il peut arriver que ces bactéries importées provoquent une infection. La situation est alors beaucoup plus difficile que ce que nous connaissons habituellement en Suisse.
Vous avez dit qu’il était bon d’avoir des alternatives lorsqu’on se trouve dans une situation sans issue en raison d’une résistance aux antibiotiques. Pensez-vous que la phagothérapie puisse être une alternative dans certains cas ?
Absolument. Dans le cas d’infections chroniques, où des résistances se développent progressivement, on peut prévoir que ces patients finiront par avoir des souches complètement résistantes. Et chez ces personnes, s’il n’y a pas d’urgence aiguë, mais une indication claire, on peut recourir à la phagothérapie pour sauver une situation devenue critique.
Le problème est que la phagothérapie est actuellement quelque chose de très spécifique, qui n’est pratiquée que dans certains cas particuliers, et non de manière routinière. On fait un peu de travail sur mesure lorsqu’on a un problème. Dans ces cas-là, on peut le faire, mais la mise en œuvre de cette méthode dans la médecine quotidienne nécessiterait des changements importants afin de savoir quand et comment l’utiliser et comment y avoir accès. Nous n’en sommes pas encore là actuellement. La question de savoir si cela est nécessaire dans tous les grands hôpitaux reste ouverte. C’est actuellement un sujet de discussion.
Il existe des centres de phagothérapie à l’étranger, comme à Lyon ou à Bruxelles. Ils ont également mené des études, comme l’étude belge qui porte sur une centaine de cas traités par phages. Est-ce un pas vers une utilisation plus systématique ?
Oui, clairement. Ces centres sont spécialisés, il y en a généralement un par pays. Cela peut être Lyon, Bruxelles, Lausanne [3]. Une expertise s’y développe, les chercheurs s’y intéressent, collectent des phages provenant de différentes sources, les caractérisent pour différentes bactéries afin de disposer d’une gamme de possibilités de traitement en cas de besoin. De plus, des publications y sont rédigées sur des cas qui ont très bien évolué grâce aux phages, ce qui sensibilise à de nouvelles possibilités. En outre, une sorte d’industrialisation doit maintenant avoir lieu afin de faciliter l’utilisation régulière de ces phages, afin de pouvoir les utiliser dans d’autres domaines si la résistance aux antibiotiques continue d’augmenter.
La clinique universitaire de Louvain (Belgique) a développé un protocole de traitement standardisé appelé PhageForce. Il ne s’agit pas d’une étude clinique complète, mais cela va au-delà du traitement de cas individuels. Est-ce que cela va dans la bonne direction ?
Je pense qu’il est nécessaire de disposer d’études qui regroupent davantage de cas, plutôt que seulement un, deux ou trois cas individuels spectaculaires, qui ne suffisent pas à systématiser l’utilisation des phages. Il est utile et important de montrer comment tester de manière automatique ou semi-automatique si un phage ou un cocktail de phages particulier convient à la souche bactérienne d’un patient donné. Je pense aussi que de telles études montrent que le traitement par phages est possible et comment il peut être mis en œuvre. Peu à peu, cette preuve de faisabilité permettra à certains centres de se positionner comme fournisseurs d’alternatives aux antibiotiques lorsque ceux-ci sont nécessaires.
Une application à grande échelle est encore loin d’être envisageable, car les méthodes ne sont pas encore standardisées. On fait encore un peu de travail sur mesure ici et là, et tant qu’on n’aura pas développé de concepts systématiques, l’application restera limitée. Mais on va dans cette direction. Cela prendra encore un certain temps, mais petit à petit, cela devrait compléter notre arsenal contre les infections bactériennes.
Jean-Paul Pirnay, l’un des principaux chercheurs belges dans ce domaine, m’a dit qu’il serait peut-être possible de mener des essais cliniques pour des germes courants tels que le Staphylococcus aureus ou le Pseudomonas aeruginosa. Mais pas pour beaucoup d’autres agents pathogènes qui sont également très importants. Il parle d’une trentaine d’espèces bactériennes. Pour celles-ci, une approche sur mesure sans essais cliniques serait nécessaire. Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes actuellement dans une phase pionnière, où nous redécouvrons l’utilité des bactériophages dans certains cas cliniques. Nos amis en Russie et en Géorgie le savent depuis longtemps. Nous le redécouvrons aujourd’hui. Entre cette phase de découverte et l’application systématique, il y a plusieurs étapes. L’une d’elles consiste à développer les connaissances, à informer, à constituer des collections de phages et à acquérir une expertise sur les bactéries courantes. Les essais cliniques à grande échelle ne seront possibles que beaucoup plus tard, lorsque nous disposerons des outils, de l’expérience et du financement nécessaires. Nous n’en sommes pas encore là. Pour l’instant, nous devons passer de cas individuels à de petites séries afin de montrer comment procéder au mieux et comment devenir plus systématiques. Il reste encore un long chemin à parcourir avant de pouvoir mener de véritables études multicentriques [5], comme nous le faisons aujourd’hui avec les nouveaux antibiotiques.
Vous avez dit que les situations sans issue dues à la résistance aux antibiotiques ne sont pas encore monnaie courante. Mais il existe des groupes de patients qui souffrent depuis des années d’infections chroniques graves aux conséquences pénibles. Existe-t-il des moyens d’aider ces personnes sans attendre dix ans que l’évolution que vous décrivez se soit produite ?
La grande question est de savoir comment se positionner. Lorsqu’il s’agit de cas individuels, il est facile de souligner l’importance de cette question, mais il est très difficile de la généraliser. Et les responsables politiques y sont peu sensibles, précisément parce qu’il s’agit de cas individuels. Mais il faut bien commencer quelque part. Il est probablement important que les responsables politiques reconnaissent la nécessité d’investir dans ces technologies afin de créer des plateformes capables de développer des connaissances, de collecter des bactériophages utiles et de traiter un certain nombre de patients. Pas de manière systématique, pas de manière routinière comme c’est le cas aujourd’hui avec les antibiotiques. Cela a pris des décennies pour en arriver là. Mais il ne faut pas manquer cette chance avec les phages, afin de ne pas rester limités à des cas isolés que nous ne pouvons pas généraliser.
Il est aussi important que les responsables politiques reconnaissent la nécessité d’investir à moyen et long terme, car cela jouera un rôle important. Je pense que l’on peut dire, sans avoir de chiffres précis, que la phagothérapie n’est pas une méthode très coûteuse par rapport à d’autres techniques médicales. Mais c’est là que réside la difficulté. Certains antibiotiques sont très bon marché. Certains peuvent être achetés pour très peu d’argent, mais ce qui importe, c’est le savoir qui y est associé. Il est important de savoir comment les fabriquer et comment les utiliser correctement. Cela a un coût. Des entreprises doivent se lancer dans la thérapie par les phages et mener des études afin que nous puissions apprendre.
[1] Les bactéries sont génétiquement très variables. Une espèce donnée (par exemple Pseudomonas aeruginosa) se présente donc sous différentes qui changent constamment. Ces variantes sont appelées souches.
[2[ Les infections sont une cause importante de décès chez les patients atteints de cancer. Chez eux, la fréquence des infections multirésistantes est également accrue.
[3[ Lorsqu’une personne est sous respiration artificielle, les bactéries présentes dans la bouche et le nez peuvent facilement atteindre les poumons et provoquer des infections graves.
[4] À l’Hôpital universitaire de Lausanne (CHUV), une production de phages conforme aux bonnes pratiques de fabrication est en cours de mise en place. Les médecins du CHUV s’intéressent à la thérapie par les phages. Cela pourrait être au cœur d’un centre dédié aux phages. Des discussions sont également en cours entre le CHUV et les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) concernant une collaboration dans le domaine des phages.
[5] Études cliniques menées simultanément dans plusieurs cliniques afin d’atteindre un plus grand nombre de patient·e·s.
L’interview a eu lieu en janvier 2025.